Thomas C. Durand : "Il y a un besoin urgent de vérifier l'information."
Thomas C. Durand, aussi connu sous le pseudonyme d’Acermendax, anime la chaîne YouTube La Tronche en Biais, consacrée à l’esprit critique et à la zététique, suivie par plus de 300 000 personnes. Il est par ailleurs le cofondateur de l’Association pour la science et la transmission de l’esprit critique (Astec).

Le Journal de l’Animation : Pourquoi avoir ouvert en 2014 une chaîne YouTube sur l’esprit critique ?
Thomas C. Durand : Nous étions en pleine deuxième vague des vulgarisateurs sur YouTube et je serinais mon collègue Vled Tapas avec la zététique. Il avait une chaîne de musique, il en a parlé autour de lui et les vulgarisateurs de l’époque ont trouvé l’idée bonne. Du coup, il m’a dit : « Il faut qu’on fasse une chaîne pour en parler. » Ce n’était pas mon projet initial mais j’avais du temps, alors j’ai écrit huit ou neuf scripts pour vulgariser des notions liées aux biais cognitifs. Puis on a commencé à produire une vidéo tous les deux mois. On a reçu un accueil critique très positif même si c’était un sujet de niche.
JDA : Un sujet de niche ? Aujourd’hui, il est plutôt porteur…

Thomas C. Durand : À l’époque, la zététique était un truc de geeks qui s’intéressent au paranormal mais qui n’y croient pas. Le mot « zététique » est ancien et il a été utilisé dans des contextes très différents. D’ailleurs, c’est marrant de le rappeler, mais la société zététique créée à la mort de Samuel Rowbotham à la fin du XIXe siècle était celle des platistes. Elle est devenue en 1956 la société de la Terre plate.
La zététique est l’art du doute, pour reprendre la formule du physicien Henri Broch. Et c’est logique que les platistes prétendent douter, que les complotistes prétendent douter… Derrière le mot « doute », il y a quand même un problème. Mon apport a été de rappeler qu’il existe une nuance importante entre le doute et le soupçon. Le doute, c’est sain ; je mets à l’épreuve ce que je crois savoir. La mécanique du soupçon, c’est différent ; je sais très bien qu’on me ment.
La zététique rassemble ceux qui se demandent pourquoi ils croient ce qu’ils croient et pourquoi d’autres croient des choses qui leur semblent fausses. Ils mettent à l’épreuve les énoncés, les démonstrations… Évidemment, ça revient à faire de la science. C’est prendre une hypothèse, la taper contre les murs et voir si elle tient la route. Pour autant, elle n’est pas une discipline scientifique. Il n’y a pas de diplôme de zététique, c’est plus un mouvement culturel.
Le but de la zététique n’est pas de contredire les croyances des autres parce qu’elles ne nous plaisent pas. Elle est censée être une hygiène mentale. On doit d’abord faire le ménage chez nous, dans notre tête, parce qu’il y a du boulot. La zététique n’est pas une police de la pensée.
JDA : Peut-on dire que notre rapport à l’information a changé ? Que douter au quotidien est aujourd’hui essentiel ?
Thomas C. Durand : Développer, du moins donner à chacun des clés pour aiguiser son esprit, vérifier les informations qu’on reçoit, prendre le temps de voir en quoi on croit… a toujours été important. Les grands malheurs de l’humanité ont rarement été dus à un excès de raison.
Aujourd’hui, nous sommes dans une époque où l’on peut faire un salut fasciste qui n’en serait pas un, où les médias comme les professeurs sont désignés comme l’ennemi par un vice-président… Je parle des États-Unis, mais c’est à peu près pareil partout dans le monde, un monde marqué par une grande polarisation. De toute évidence et de tous les côtés, les gens commencent à être plus attachés au fait de gagner, au fait de détruire l’adversaire, plutôt qu’au fait de savoir ce qui est vrai et ce qui est faux.
Évidemment, depuis que le web 2.0 est là, tout va beaucoup plus vite. Depuis que des chaînes ont eu l’idée absolument désastreuse de faire de l’info en continu, c’est-à-dire d’être des moulins à parole, à vide, à analyser, suranalyser et surinterpréter avant de savoir… on donne à croire aux gens que c’est très bien d’avoir un avis avant d’être informé. C’est l’antithèse de la pensée. Oui, il y a un besoin urgent de vérifier les informations qu’on nous donne : d’où est-ce que mon interlocuteur les sort, qui est-il exactement, pourquoi cela serait vrai ou faux et pourquoi est-ce qu’il le dit ?
JDA : Quels conseils et ressources peut-on donner aux animatrices et animateurs ?
Thomas C. Durand : Dans ce métier, l’exemplarité est essentielle. Montrer que, face à une information, on doute, on vérifie, on se pose des questions. Il est aussi important de dire quand on ne sait pas. C’est très bien, je pense, quand des acteurs éducatifs disent à un jeune qu’ils n’ont pas de réponse à leur question. Un adulte, sûr de lui, n’est pas nécessairement bien informé.
Pour les ressources, je dirais les premières vidéos de la chaîne, avec Vled Tapas et la marionnette Mendax. Elles ont un peu vieilli, mais elles peuvent parler aux gens. Il y a également une playlist sur la chaîne qui s’appelle Les yeux dans la Tronche, où j’ai rassemblé ce qui me paraissait le plus essentiel dans le message. Il y a une quarantaine de vidéos, mais c’est parfois compliqué.
Après il y a des bouquins. Le dernier en date, c’est L’Esprit critique pour les nuls (First). Il est un peu gros mais il me semble complet ; j’y reprends les bases, complétées par des interviews de spécialistes. Comme Denis Caroti qui enseigne la zététique et l’autodéfense intellectuelle à l’université de Nice, Elena Pasquinelli qui travaille avec La Main à la pâte ou l’historien Alexis Seydoux, membre de l’Association de lutte contre la désinformation en histoire, histoire de l’art et archéologie (Aldhhaa). J’ajouterais par ailleurs La Science des balivernes (HumenSciences), plus court et tout aussi accessible.

© Laurence Fragnol
JDA : Comment travailler les biais cognitifs avec des jeunes ?
Thomas C. Durand : Historiquement, la zététique prenait des exemples tirés du paranormal : la télékinésie, la télépathie, les ovnis, les miracles, etc. Ce ne sont pas des sujets a priori chauds. On peut avoir un avis apaisé sur les ovnis, encore qu’il y ait des gens virulents sur la question…
On peut donc partir d’exemples tirés du paranormal et les soumettre à la sagacité des jeunes, qui sont loin d’être idiots. Ils se rendent compte qu’il y a des gens qui y croient, mais qu’il existe un décalage entre ce que les gens croient et la réalité du terrain ou les données scientifiques existantes. Il faut prendre des croyances qui peuvent être complètement farfelues, sans les ridiculiser, et montrer qu’il y a des gens qui vont les défendre en étant sincères et virulents. Au final, on dira que la sincérité et la virulence ne sont pas de bons arguments, puisque nous savons que beaucoup ont tort en étant dans cette posture-là. C’est ce qu’on appelle la preuve par autrui. Je pense qu’il faut laisser discuter les jeunes entre eux. Quand un adulte fait la leçon aux jeunes, il impose… alors que les paroles des pairs, qui se répondent les uns les autres, marquent souvent plus les mémoires.
JDA : Quels sujets sont actuellement sensibles ?
Thomas C. Durand : Tout ce qui touche à la santé est un peu chaud. L’homéopathie, ça fait 150 ans que c’est réglé et, pourtant, ça énerve tout le monde. Comme les vaccins, en général, qui sont un sujet très compliqué, parce qu’il y a plein de raisons rationnelles de ne pas les aimer. On pique un enfant qui n’a rien demandé et qui est en bonne santé. C’est en soi problématique mais on le fait pour de bonnes raisons, il faut le faire. Les résistances sont donc normales. Il ne faut pas traiter les gens comme des imbéciles, leur résistance n’est pas complètement irrationnelle. Autre sujet chaud, tout ce qui va être associé au wokisme, aux études de genre, au féminisme, à la manière dont on traite les personnes transgenres, c’est quoi être un homme et c’est quoi être une femme. De vraies questions vu les conséquences que ça a sur la vie des gens en termes de normalisation, d’enfermement, d’injonctions, de violence symbolique…
Sur ces sujets, il y a un gap : les gens s’énervent tout de suite parce qu’ils vous identifient d’un des deux bords, comme étant très vite un ennemi. L’art du doute est un des outils, pas le seul, qui peut désamorcer cela, en disant : « Peut-être que, en face, ils ont tort ; peut-être aussi qu’ils ont un peu raison et que rejeter le peu de raison qu’ils ont serait dommage. »
JDA : Et pour les adolescents ? Une enquête de la fondation Jean-Jaurès mentionnait en 2024 le réchauffement climatique, l’avortement, le platisme...
Thomas C. Durand : Sur TikTok, on voit également la renaissance des sorcières, de la magie, de la pensée magique, de l’astrologie. On m’aurait demandé, il y a cinq ans, sur quoi on avait gagné, j’aurais dit sans hésiter l’astrologie. Cela m’a un peu éberlué mais la sorcellerie revient avec les sorcières, le féminin sacré… On peut comprendre d’où vient cette idée d’un empowerment : vouloir y croire pour se dire « on reprend du pouvoir sur qui on est, on est des femmes, on a une culture à nous », je peux comprendre, mais ça pourrait être fait de manière rationnelle.
Tout ce qui est lié au New Age a aussi un succès fort. Thierry Jobard a écrit un livre sur le développement personnel et le phénomène (Contre le développement personnel, Éditions Rue de l’échiquier, 2021), car il voit dans sa libraire le jeune public féminin consommer des bouquins complètement foutraques. On a des dérives à chaque page et ça peut mener vers une emprise mentale. Les gourous d’aujourd’hui ne sont pas des gens qui ont une grande robe blanche, comme dans les sketchs des Inconnus. Ils passent inaperçus ; le gourou moderne ressemble à personne et à tout le monde. La zététique a dans ses objectifs de dire : « Avant de tomber dans ce type de récit extrêmement séduisant, croyez ce que vous voulez mais questionnez-vous ! »
JDA : Vous avez récemment donné un débat en ligne intitulé Le Coran est-il divin ? avec le théologien Ousmane Timera. Le sujet des religions n’est-il pas trop sensible à aborder ?
Thomas C. Durand : Le sujet est complexe mais il ne faut pas éviter de l’aborder ni déserter le terrain, sinon on a des jeunes qui arrivent au lycée et qui n’ont jamais appris qu’on pouvait penser différemment d’eux.
On peut expliquer aux enfants que le phénomène religieux existe depuis très longtemps et qu’il y a eu des modes. Il y a eu Sumer, il y a eu Ishtar en Babylone, il y a eu Marduk, il y a eu Yahvé, d’ailleurs, il est resté. Il y a eu aussi les mythologies égyptiennes, vikings… Ce n’est pas la peine de faire un débat pour ou contre le Coran avec des enfants. En revanche, on peut leur demander : « C’est quoi croire ? » Et dire : « Regardez, il y a des gens qui croyaient à des choses très différentes de nous. Vous n’y croyez pas mais ils n’y croyaient pas sans raison. De toute évidence, on est capable d’être raisonnable, intelligent et de croire différemment de vous. » Nous nous appuyons une nouvelle fois sur la preuve par autrui.
Les enfants n’ont pas, non plus, de problème à accepter une hypothèse, la tester et l’abandonner. Si on leur demande : « Pourquoi pensez-vous qu’il pleut ? Peut-être y a-t-il un dieu qui fait pleuvoir ? », ils proposeront sûrement une hypothèse. Ils la testeront et si cela ne marche pas… ils abandonneront le dieu de la pluie dans la seconde. Les enfants sont moins crispés que les adultes.
Il faut toutefois éviter de les mettre en porte-à-faux, provoquer un conflit de loyauté entre l’équipe d’animation et leur famille. Comme il faut désamorcer tout ce qui peut ressembler à un conflit où le jeune va se sentir mis en accusation dans ses croyances, dans son identité. On ne se rend pas toujours compte que la phrase qu’on prononce crée une sorte de réactance, un besoin chez son interlocuteur de réaffirmer qui il est. Il faut tester les arguments pour questionner les croyances et prendre soin de ne pas attaquer l’individu. C'est pourquoi il est très utile de comparer les modes de pensée les uns aux autres, pas forcément pour établir la supériorité d'un point de vue, mais pour reconnaître que multiplier les points de vue est généralement très fertile.
La Tronche en Biais
- Titre :
- Thomas C. Durand : "Il y a un besoin urgent de vérifier l'information."
- Auteur :
- Florent Contassot
- Publication :
- 26 mars 2025
- Source :
- https://www.jdanimation.fr/node/2686
- Droits :
- © Martin Média / Le Journal de l'Animation
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